Eric R.

Ici Même

24,00
Conseillé par (Libraire)
20 mars 2019

Une BD majeure.

Barbara Baldi nous offre avec « ADA » une Bd exceptionnelle où les dessins sont des oeuvres d’art à part entière. Une BD majeure.

Les romans graphiques deviennent de plus en plus épais et le « roman », depuis quelques mois, l’emporte souvent sur le « graphique ». Dans cette tendance « Ada » fait figure d’exception. Exception comme exceptionnelle car autant l’écrire de suite, cet ouvrage taiseux est une pure merveille graphique.

On pourrait se croire en feuilletant d’abord l’ouvrage dans un conte pour enfants avec les forêts étouffantes et les images en gros plan glaçantes d’un ogre. L’ogre c’est en fait le père d’Ada, double de l’écrivaine, un bûcheron qui vit en 1917 en Autriche, dans une forêt près de Vienne, la capitale proche et lointaine où Schiele et Klimt cherchent de nouvelles partitions picturales. Ce père, dont l’épouse s’est sauvée, et qui ressemble avec son énorme moustache à Staline, est autoritaire, violent et interdit à Ada la lecture et la peinture, deux passions salvatrices et empreintes d’espoir pour l’adolescente. Ada à sa manière, silencieuse et a priori résignée, va pourtant résister.

Ce combat raconté à distance est celui d’une jeune fille qui utilise aussi son attachement à la nature pour se construire un monde intérieur lui permettant de grandir en dehors des vociférations et injonctions paternelles. Cette nature, souvent ténébreuse mais éclairée parfois par un soleil rasant ou une lampe à huile comme des signes lumineux d’espoir, est majestueusement peinte et dessinée. Des panoramiques ou des pleine pages verticales créent une atmosphère étouffante et pesante quand le père impose à sa fille des travaux lourds et pénibles mais deviennent sources d’intimité et de bonheur quand Ada se retrouve seule au milieu des arbres et des animaux. Les aquarelles retravaillées à l’ordinateur relèvent du plus grand talent et chaque dessin est une oeuvre d’art à part entière. Les effets picturaux sont multiples et parfois, comme dans une photo, la mise au point est fixée sur un détail, un objet, laissant dans le flou un environnement cotonneux et protecteur. On croit voir parfois un tableau de Turner et la rousseur d’Ada semblable à celle de la dessinatrice révèle le caractère partiellement autobiographique de l’ouvrage.

La simplicité de l’histoire pourrait sembler insuffisante pour nourrir une centaine de pages mais le silence permet à l‘autrice d’aller à l’essentiel et de maintenir notre attention sur la force intérieure qui anime Ada. On sent avec elle le froid qui pénètre le corps, on ressent le vent qui balaie la chevelure, on est transpercé par la pluie qui accompagne un acte odieux du père. Et surtout Barbara Baldi nous emmène avec elle sous les cieux, personnage à part entière qui renforce le sentiment de solitude d’une jeune fille enfermée dans une prison sans barreau et qui se sert de la beauté du monde pour se sauver dans des terres inconnues. Même quand l’hiver et la nuit étouffent les pas et les mots.

"ADA" : un livre, que l’on prend, reprend, pour s’immerger en quelques secondes dans un univers d’émotions et de sentiments.

Eric Rubert

Tome 1 : Liberté

1

Actes Sud

28,00
Conseillé par (Libraire)
20 mars 2019

REVOLUTION

Avec le tome I de « Révolution » Grouazel et Locard nous livrent une BD exceptionnelle en offrant un regard novateur sur un évènement majeur de notre histoire: La Révolution Française.

Ca pousse, ça tire, ça bouscule, ça rudoie, ça pue la sueur. Ca sent l’alcool. Ca sent la peur. Ca pressent la révolution. D’entrée on est dans la foule chez le marchand Réveillon fin avril 1789, on participe au pillage et au saccage de son hôtel et de sa manufacture, violences qui annoncent les futures émeutes de l’été. On est au ras du pavé, à la manière d’un participant caméra sur l’épaule, avec ce peuple à qui Grouazel et Locard donnent visages, expressions, sentiments comme rarement une Bd a su le faire.
La force majeure de cette Bd extraordinaire est de nous emmener dans les rues magnifiquement dessinées de Paris, d’entendre les conversations et les mots de ce qui va devenir foule, hurlante et violente qui se portera à la Bastille le 14 juillet ou à Versailles le 5 octobre. Cette proximité, que l’historien Pierre Serna, qualifie dans sa postface de « nouvelle vision de 1789 », permet de suivre la chronologie de cette colère qui transformera la révolte ponctuelle en révolution. On ne se retrouve pas ainsi dans un nouvel opus sur la Révolution Française mais dans un ouvrage original qui nous tient par la main pour nous expliquer, au long de 300 pages denses et parfaitement documentées, un processus révolutionnaire que l’on accompagne.
Le peuple est beaucoup mais il n’est pas tout et grâce à un scénario qui n’ignore pas les bonheurs de lecture d’une BD traditionnelle avec ses personnages typés et des destins qui s’entrecroisent, nous comprenons tous les ressorts et les enjeux de ces mois de Mai à Octobre 1789. La noblesse, indécrottable se croit toujours le fondement légitime de la royauté. Plus complexe est la composition du Tiers Etat dont les auteurs décrivent avec subtilité les disparités de ces représentants, disparités annonciatrices des soubresauts à venir.

Par des dessins étonnamment précis et détaillés, la vie est omniprésente et l’on entend ce qu’oublient bien souvent les livres d’histoire: la rumeur, les secrets, la peur qui monte, les complots réels ou fantasmés, tout ce qui fait le ferment des périodes troublées en évitant le simplisme d’une révolution du peuple contre les élites. Les six mois de 1789 sont ainsi suivis au plus près traçant une épopée du quotidien qui transpire le réel comme la sueur.

Les double page muettes et magnifiques offrent des silences nécessaires dans ce brouhaha incessant. Elles témoignent de la liberté visible accordée aux auteurs de prendre toute leur place dans un ouvrage à la fabrication remarquable où la qualité d’impression s’accorde parfaitement à la reconstitution d’une période ou les écrits et les libelles jouent un rôle essentiel.
On l’aura compris « Révolution » aura une place incontournable dans la bibliothèque d’un « honnête homme » du XXI ème siècle. Incontournable car novatrice, complète et ludique. Que demande le peuple?

Conseillé par (Libraire)
15 mars 2019

Un roman bref et poignant.

Quand les mots se perdent et se défilent, la vieillesse approche. Delphine de Vigan, dans un roman bref et poignant, sait trouver les mots justes pour raconter cette fin de vie. Subtil et tendre.

Cela commence par un petit oubli, une petite difficulté. L’impossibilité de dire deux syllabes. Un mot:  « D’accord » qui se transforme systématiquement en « D’abord ». C’est un signe: le début de la vieillesse. Le début de la fin. C’est cela la vieillesse: une soustraction quotidienne.

Ce destin qui nous attend tous, c’est celui de Michka, une vieille femme pour qui « avant ça allait. Après ça n’allait plus ». En une journée tout bascule et Michka va devoir quitter son logement pour aller, non pas en maison de retraite, ce lieu qui incluait le mot rassurant de « maison » mais en Ehpad, cinq lettres qui annoncent, par leur sécheresse, la fin de tout. Il faut alors apprendre à vivre ailleurs que chez soi, dans cette pièce où l’on surveille tout, où l’on fait tout pour vous, vous sécurisant, vous protégeant. Vous retirant la possibilité d’être « vibre…. vous comprenez », libre en fait. Pourtant Micha ne peut partir ainsi. Elle a contracté une dette, enfant, envers deux personnes, qui l’ont hébergé et sauvé pendant la guerre, un couple à qui elle a envie de dire « merci », comme une manière de dire merci à la vie une dernière fois.

Heureusement, elle n’est pas seule Michka, pas totalement, pas vraiment. Il y a Marie cette jeune femme, délaissée par sa mère et dont Michka s’est souvent occupée. Il y a Jérôme, l’orthophoniste, qui essaie de retarder la perte des mots, la perte de la vie. Retarder la mort, ce lieu de silence.

Ces trois là, à leur manière, pratiquent la gratitude, comme les acteurs de l’ouvrage précédent de Delphine de Vigan, pratiquaient la loyauté. Sans pathos, en utilisant parfaitement les difficultés d’élocution de Michka, pour donner de nouveaux sens à des conversations parfois surréalistes, même drôles, l’auteure établit un portrait poignant et réaliste de la condition humaine. Savoir aimer est beau et nécessaire. Savoir le dire est aussi indispensable.
Les dialogues sont brefs, simples, mais le réalisme n’est jamais loin, celui d’une réalité économique, matérielle qui fait de cette dernière partie de la vie un problème sociétal où prédomine le souci de maintenir les battements cardiaques le plus longtemps possible, mais pas les battements du coeur.

« Vieillir, c'est apprendre à perdre » écrit Delphine de Vigan mais lire ce superbe roman c’est gagner un peu, beaucoup, passionnément de tendresse. Et de gratitude. Merci Delphine de Vigan.

Eric Rubert.

Conseillé par (Libraire)
14 mars 2019

Magistral et inoubliable.

En racontant le destin d’un père et d’un fils tués à 10 ans d’intervalle, John Edgar Wideman dans son récit « Ecrire pour sauver une vie », raconte la malédiction d’être noir aux Etats Unis. Magistral et inoubliable.

Cimetière américain Oise-Aisne. Parcelle E. Quatre vingt seize tombes, sous de petites pierres plates. Peu nombreuses à côté des 6012 tombes marquées de croix des parcelles A à D abritant des soldats morts au combat. Parcelle E, cachée derrière un bosquet, les soldats enterrés dans une boîte de 10 centimètres sur 10 sont morts avec « déshonneur ». Sous le numéro 73 demeure Louis Till, noir pendu à l’âge de 23 ans pour viol et meurtre pendant la campagne d’Italie en 1945.
C’est sur cette « tombe » que se rend John Edgar Wideman, l’un des plus grands écrivains américains actuels, pour sauver la vie de Louis Till, la sauver de l’obscurité, du mensonge, de la honte: « L’Amérique a oublié Louis Till, sans problème. C’est moi qui n’arrive pas à oublier ».

Sauver Louis Till mais aussi son fils, Emmett Till, assassiné sauvagement à l’été 1955, à l’âge de 14 ans, défiguré par deux garçons, reprochant à leur victime d’avoir sifflé une jeune fille blanche dans la rue. Deux assassins acquittés par un jury du Mississippi composé de douze hommes blancs, jugement déclencheur du Mouvement des droits civiques. Tel père, tel fils. Deux logiques implacables se cumulent miraculeusement pour n’en former qu’une seule: préserver la vie des blancs.
Voulant écrire d’abord un roman sur la courte vie d’Emmett Till, Wideman renonce à ce projet pour ce « récit » qui mélange enquête à partir des pièces du « procès » de Louis Till et souvenirs de sa propre enfance.
La réussite de ce magnifique ouvrage est de mêler ces narrations dans un texte unique qui au delà d’une réhabilitation de deux hommes raconte d’une manière implacable la condition des noirs américains depuis toujours. Avec une prose inoubliable qui martèle l’évidence parfois par la répétition des mots, dans ce camaïeu chronologique, se dessine une image saisissante de la société américaine qui se divise entre des hommes, blancs, et des sous-hommes, noirs.

Quatre vingt trois des quatre vingt treize corps enterrés à l’abri des regards de la parcelle E sont des noirs. A la lecture ce ce livre, on comprend implacablement les raisons de cette proportion. Et on en sort grandi car moins ignorant. Et peut être plus intelligent.

Eric Rubert.

Actes Sud

28,00
Conseillé par (Libraire)
6 mars 2019

Brasier Noir

Avec « Brasier Noir », le romancier américain Greg Iles ouvre une trilogie exceptionnelle, qui se poursuit avec la parution actuelle de « L’arbre aux morts ». L’écrivain nous emmène dans les recoins les plus sombres et sordides de l’histoire des Etats Unis. Prodigieux et irrespirable.

Un lecteur averti en vaut deux. Alors avant de commencer cet énorme ouvrage, prenez votre souffle, ralentissez votre respiration car vous allez entrer en apnée pendant plus de mille pages, mille pages qui vont vous tenir en haleine, vous faire rencontrer des personnages inoubliables, vous hanter même en dehors de longues heures de lecture. C’est l’ignominie, l’horreur d’une société raciste dans les années soixante dans l’état du Mississipi que nous raconte l’auteur. Bien entendu qui dit roman policier, dit intrigue, suspense, et Greg Iles tire toutes les ficelles du genre, nous incitant à tourner à chaque fois la page et à prolonger notre lecture jusque tard dans la nuit. Un père médecin accusé de meurtre sur son ancienne maitresse noire, un fils maire de la ville de Natchez, se débattant avec l’image idéalisée de ce père a priori irréprochable, un chef mafieux, des meurtres, des vengeances, des complots, forment la structure solide et haletante du livre. Mais la force de l’ouvrage réside avant tout dans la description de la société américaine, dans ce Sud des années soixante où les tirs de la guerre de Sécession résonnent encore dans les esprits marqués notamment par les assassinats de Martin Luther King, John Fitzgerald Kennedy et Bob Kennedy, les « trois K » comme les trois K du Ku Klux Klan. Cette société secrète est trop tendre pour quatre assassins fondateurs de « Aigles Bicéphales » qui vont, au nom de la supériorité de la race blanche instaurer un ordre racial démoniaque et totalitaire. Quarante ans plus tard les cadavres écorchés, dépecés, démembrés reviennent à la surface et Greg Iles nous narre une amérique contemporaine, toujours hantée par ces horreurs.
Greg Iles est un écrivain, un grand écrivain et ces constats nous sont amenés en douceur, sans effets de manche, simplement en racontant avec des mots justes, des histoires dont il nous précise qu’elles sont inspirées de « véritables affaires », même si les résolutions romanesques de celles ci différent de la réalité. Les personnages et leur histoire traversent celle de leur pays et la confrontation générationnelle est passionnante, permettant d’établir un pont entre les années soixante et celles du XXI ème siècle, dévoilant un socle raciste toujours solide et fondateur et dévoilant des hypothèses probables sur l’assassinat de JKF et le rôle de la mafia. Histoire quotidienne locale et histoire nationale se confondent pour tisser une toile lisible de tous, fondée sur la couleur de peau.

Greg Iles ne nous pas lâché, il nous a tenu la tête hors de l’eau jusqu’au dénouement final haletant mais nous a fait plonger dans les miasmes les plus sordides et horribles de l’histoire raciste des Etats Unis. Un pays dont on comprend au fils de nombreuses lectures qu’il est construit sur une histoire fantasmée. Le livre de Greg Iles renvoie l’Amérique à ses démons originels. Qu’elle n’arrive pas à vaincre pour l’instant.